24 Novembre 2017
Le Nain (Der Zwerg) d‘Alexander Zemlinsky
Livret de Georg C. Klaren d’après L’anniversaire de l’Infante d’Oscar Wilde ; musique arrangée par Jan-Benjamin Homolka
Direction musicale Franck Ollu ; Mise en scène Daniel Jeanneteau
Le Nain : Mathias Vidal ; Donna Clara, infante d’Espagne : Jennifer Courcier ; Ghita, sa camériste préférée : Julie Robard-Gendre ;Don Estoban, chambellan : Christian Helmer ; trois caméristes : Laura Holm, Fiona McGown, Marielou Jacquard
Chœur : Adèle Carlier, Alice Kamenezky, Anne-Marine Suire, Morgane Collomb (soprano) ; Anne-Sophie Vincent ,Coline Dutilleul , Anouk Molendijk ,Sofia Obregon (mezzo-soprano)
Ensemble Ictus
Sa 18 (18h) nov. 2017
Reprise à l’Opéra de Rennes : mars 2018 les dimanche 25, 16h - mardi 27, 20h jeudi - 29, 20h. et au Théâtre de Caen.
L’opéra de Lille et le théâtre l’Athénée-Louis Jouvet font honneur à l’opéra. Plutôt que de célébrer de saison en saison un même répertoire usé jusqu’à la corde de métropole en métropole, ces deux théâtres persistent à maintenir l’esprit d’Adelburgh. Nos élites économiques et sociales demandent aux travailleurs de s’adapter à la modernité mais en matière de culture, elles s’en tiennent aux valeurs süres, elles cultivent la rente, le répertoire. Il me revient à l’esprit un bon mot d’un ancien premier ministre, Raymond Barre, s’adressant à Pierre Boulez lors d’une visite de courtoisie après un concert qu’il venait de diriger, « Je vous attends dans Mozart ! » Son manuel économie politique était déjà l’expression d’un savoir suranné. Au même moment Benjamin Coriat, Robert Boyer, Jacques Mistral, André Orléans et Michel Aglietta apportaient un nouveau souffle à cette discipline.
La machine opératique s’essouffle à courir après le gigantisme wagnérien, Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann a rendu caduque cette voie. Les limites avaient été trouvées dans le sacrifice de la voix de la soprano Teresa Stratas, celle-ci s’était abîmé dans la mise en scène emblématique de Lulu d’Alban Berg réalisée par Patrice Chereau. Il devenait urgent de changer d’échelle, de revenir sur terre, retrouver un meilleur équilibre entre les voix, l’orchestre et la scène. C’est cette ambition qu’illustre aujourd’hui l’Opéra de Lille avec cette production lyrique exemplaire du Nain d’Alexander Zemlinsky, Le sujet peut se résumer ainsi : un nain est offerte à l’Infante d’Espagne à l’occasion de son anniversairepar le sultan Ottoman Soliman le magnifique. Nous sommes sous le règne de Charles-Quint si on se fie au conte d’Oscar Wilde. Tout un quiproquo va s’organiser autour de la laideur du Nain qui révulse la Cour, et l’Infante. Sorte d’ « enfant sauvage » ayant vécu sa jeunesse loin du regard du monde, il se perçoit comme la plus parfaite créature humaine. Mais, elle l’est effectivement sur le plan vocal pour nous spectateurs car il incarne le beau chant, et à l’opéra, notre critère de vérité, c’est l’ouï qui l’emporte sur l’œil. Un jeu de dupe s’installe donc entre le Nain, l’Infante, la Cour et nous. Il sera même le Chevalier à la rose de l’Infante. Le compositeur, Alexander Zemlinsky évoque l’opéra éponyme de Richard Strauss, Der Rosenkavialier, créé onze ans plutôt à Dresde. Il y a une critique en filigrane de ce dernier qui s’était imposé sur la scène lyrique avec une sulfureuse. L’histoire finit mal, le Nain sera confronté à son reflet dans un miroir ; il meurt le cœur brisé. Et, l’Infante conclut le drame « A l’avenir que ceux qui viennent jouer avec moi n’aient pas de cœur ! »
Alexander Zemlinsky est le beau-frère d’Arnold Schoenberg. Il sera du « Skandalkonzert » de mars 1913 au cours duquel le compositeur Alban Berg sera vilipendé pour la brièveté de ses Altenberg Lieder. Zemlinsky ne passera pas la rampe du docécaphoniste même si le chromatisme généralisé et la saturation instrumentale sont également présents dans sa musique. Il ne sera pas non plus un adepte du sprechgesang du Pierrot Lunaire. L’opéra est un art performatif, le faire est toujours plus fort que les intentions de l’auteur et les didascalies. C’est peut-être un des plus beau requiem au « beau chant » qui a dominé la scène lyrique de Claudio Monteverdi à Richard Strauss ? Celui qui est la laideur incarnée est aussi la « diva incarnée ».
Cette coproduction de l’Opéra de Lille a retenu une version arrangée pour un orchestre de chambre, un instrument par pupitre sauf pour les violons, les cors et les percussions qui sont doublés, soit un effectif de dix-huit musiciens. Il comprend sept rôles solistes plus un petit chœur féminin, réminiscence des filles du Rhin. Cette version réduite a été réalisée par le corniste Jan-Benjamin Homolka pour le Wilhelma Theater de Stuttgart. On retrouve dans celle-ci l’esprit qui animait la Société d’exécutions musicales privées à Vienne. Réduire un orchestre de quatre-vingt-dix musiciens à un orchestré par un est une gageüre. Cette version permet aux interprétés de déployer tout leur potentiel lyrique mais également de révéler leur talent scénique ce que ne permettrait pas une production en effectif réel. C’est un des paradoxes que nous évoquions précédemment. Franck Ollu, le directeur musical de l’ensemble Ictus et le metteur en scène Daniel Jeanneteau ont déjà travaillé ensemble sur la première création lyrique de George Benjamin, Into the Hill. Nous avons pu voir en ouverture de saison au T2G la très belle mise en scène Des aveugles de Maeterlinck de Daniel Jeanneteau. Aucun subterfuge n’est utilisé pour signifier la laideur du Nain, c’est un jeune homme de taille moyenne, habillé comme on en trouve dans nos villes, basket s aux pieds… L’élégance se trouve être du côté de l’Infante et de la Cour, robe de soirée des années vingt, et queue de pie réglementaire pour les hommes. Point de monstruosité apparente sur scène, seuls les mots chantés l’expriment. La différence est dans la taille des talons des femmes, et des talonnettes des hommes. C’est la direction d’acteur qui nous entraine dans le drame qui se joue devant nous, c’est l’énonciation de la laideur. C’est l’absence de miroir qui crée la représentation, le spectateur se retrouve dans la même situation que la mise en scène des Aveugles de Maeterlinck. Les aveugles ne sont pas plus aveugles que le Nain monstrueux. C’est aux spectateurs de faire le travail d’interprétation, c’est un peu comme dans une analyse lacanienne, le sens est côté de l’analysé. C’est le spectateur qui interprète la scène. Pour l’illusion « prend », il faut que le chant soit parfait pour tenir l’attention de l’auditeur ne se disperse pas. L’interprétation du Nain par le ténor Mathias Vidal est parfaite. C’est une performance de tenir plus d’une plus d’une heure face au public. De même l’interprétation de l’Infante par la soprano Jennifer Courcier en « petite fille capricieuse » est tout à fait convaincante. Le face à face entre le Nain et l’Infante est médiatisé par la présence sidérante de la camériste interprétée par la mezzo-soprano Julie Robard-Gendre. Elle apporte une touche d’humanité, de même que le baryton Christian Helmer élève son rôle de chambellan à hauteur d’homme. Les dix-huit solistes de l’Ensemble Ictus offrent donnent une belle leçon de musique.
Les attentats du 13 novembre 2015 sont encore présents dans nos mémoires, de même que les récentes élections au Bundestag où 94 députés d’extrême droite vont siéger.
Après Métamorphose de Michaël Levinas, Marta de Wolfgang Mitterer et Solaris de Dai Fujkura, l’Opéra de Lille explore toutes les facettes de l’autre. C’est en France la principale scène lyrique qui d’année en année construit et renouvelle l’opéra tout en restant à une échelle humaine.